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— Attends, j'ai oublié le livre pour Martin ! Ma mère évitait mon regard depuis le matin. Elle m'a adressé un « Dépêche-toi ! » avant de se diriger vers le garage. J'ai monté les escaliers quatre à quatre jusqu'à ma chambre. J'avais dû insister et insister pour l'accompagner et je ne pouvais pas lui laisser le temps de changer d'avis. J'ai pris Demain, une oasis, un roman d'Ayerdhal que j'adorais, et je suis redescendue en trombe. Elle était déjà en train de monter dans la voiture et ne me regardait toujours pas ; peut-être qu'elle m'en voulait. C'est vrai qu'elle était en retard à chaque fois que j'allais au campement avec elle, mais elle n'avait encore jamais refusé que je l'accompagne. Jusqu'à ce jour-là. J'ai mis longtemps à lui pardonner ce qui est arrivé. Il a fallu que je devienne adulte pour comprendre qu'elle essayait juste de me protéger. — Voilà, on peut y aller, me suis-je exclamée en claquant la portière de la voiture. « Ceinture ! » a été sa seule réplique en mettant le contact. On laissait derrière nous notre maison, puis notre rue, et notre lotissement, et voilà qu'on prenait la voie rapide. Le paysage défilait derrière la vitre. Je me souviens que c'était le printemps ; les fleurs commençaient à sortir de leur bourgeon et les arbres, à se couvrir de feuilles. La sonnerie du cell* de maman a retenti et elle a activé le mains libres. C'était la voix du délégué Mbengué. — Tu es encore loin ?— Nous serons là dans dix minutes.— Nous ? Ma mère m'a jeté un regard en coin et j'ai eu envie de serrer le livre contre ma poitrine.— Naïa est avec moi. Le délégué Mbengué a dit, en colère : — Joy… tu plaisantes ? Mais, enfin, ce n'est vraiment pas… Maman lui a coupé la parole d'un ton sec : — Elle veut apporter un livre à Martin ! Cela avait l'air d'être vraiment un détail important, elle avait presque crié, et cela a eu pour effet de faire taire le délégué Mbengué, ce qui était un petit miracle, car cet homme ne la fermait quasiment jamais. — D’accord. — À tout de suite. Le silence est revenu dans la voiture et je me suis demandé pourquoi maman avait l'air si contrariée. La lumière contrastait son profil aux lèvres parfaites. Elle venait juste de se faire tresser les cheveux et à la demande de Khady, ma petite soeur, elle avait ajouté des petites perles de couleurs au bout. Ça faisait « cling-cling » quand elle se mouvait et ça faisait rire Khady aux éclats. — Qu'y a-t-il ? — Tu as l'air fâchée. Je suis désolée d'avoir oublié le livre, tu es en retard, je ne recommencerai plus, promis. Je sais que j'avais déjà dit ça la dernière fois, mais j'ai promis à Martin de le lui apporter… Ses traits se sont détendus. Elle gardait néanmoins les yeux droit devant elle et je me suis dit que c'était pour éviter de faire une embardée ou de croiser mon regard. L'impression qu'elle me cachait quelque chose commençait à m'opprimer la poitrine. — Excuse-moi. Je ne suis pas fâchée. Enfin, pas contre toi. Tu as bien fait de retourner chercher le livre, je suis sûre que ça plaira à Martin. Tu as bien fait d'insister. C'est bien que tu sois là aujourd'hui. Mais… Naïa… — Oui ? Elle a hésité. — Non, rien. C'est bien. C'est bien que tu sois là. Elle avait l'air si triste. Je n'osais pas lui poser de question. Elle s'est tue le reste du trajet et je n'ai plus osé la déconcentrer : elle était peut-être dans cet état d'énervement à cause de son travail. Elle disait qu'elle faisait de son mieux pour « laisser les dossiers au bureau », mais elle avouait parfois que « dans le social, les cas sont des gens, et le sort des gens nous suit comme un fantôme ». Plus nous roulions, plus le paysage autour de nous changeait. Les arbres et les fleurs se raréfiaient, cédant la place à la terre craquelée recouverte d'une fine couche de sable orange. On sortait de l'Oasis et on entrait dans la zone du reste du monde. À l'école, on l'appelait l'Enfer. La température affichait quarante-quatre degrés sur le tableau de bord de la voiture, mais comme on avait mis la clime, pour nous ça ne changeait rien. La voie rapide faisait un anneau autour de l'Oasis de Bukavu, du ciel ça faisait comme une bulle de vert, tout autour du Lac Kivu, au milieu d'un désert immense. À un moment donné, maman a pris la sortie nord qui menait au campement des réfugiés. Au début, je me sentais un petit peu mal quand j'allais au campement. C'est elle qui avait insisté pour que je vienne donner un coup de main et je n'en avais pas très envie. « Ça te fera du bien », me disait-elle. Et elle avait raison. Je n'aurais jamais rencontré Martin si j'avais abandonné juste parce que j'avais peur. On racontait tout un tas de choses sur les réfugiés, à l'école. C'était notre sujet de conversation favori, on en faisait des blagues, et c'était devenu une telle obsession que la prof nous a fait un cours sur le réchauffement climatique. On a étudié les pays qui ont disparu depuis la montée des eaux et ceux où il était devenu impossible de vivre. On a dû faire des exposés sur la terraformation en sciences, et on a parlé des chercheurs qui ont appliqué au sol africain les techniques de la NASA pour rendre des planètes habitables. C'est pour ça que tous ces gens venaient chercher de l'espoir dans les Oasis en Afrique, entre autres parties du monde. C'est vrai, quand on y pense : ça doit être terrible de devoir traverser tout un hémisphère sans être sûr qu'on y trouvera un toit. Certaines parties de l'histoire que m'a racontée Martin m'ont donné la chair de poule ! Je ne crois pas que je pourrais être aussi courageuse que lui. J'espère qu'on ne devra jamais fuir le Congo. Quand notre voiture s'engageait dans le campement, après avoir passé le contrôle de sécurité qui ressemblait plutôt à un mirador de prison, des enfants accouraient de partout et nous suivaient avec des cris de joie. Leur petite peau blanche virait à l'écarlate à la morsure du soleil, certains avaient des cloques sur le corps, mais ils s'amusaient quand même avec de vieux jouets hérités des centres de dons ou fabriqués avec une ficelle et deux cailloux. Les brûlures sur leurs peaux me faisaient mal juste à les regarder. Martin me disait que peut-être, dans quelques centaines d'années, les Blancs évolueraient en Noirs, et que ce n'était pas impossible, puisque ça s'était déjà passé une fois, quand nos ancêtres étaient montés dans les pays du nord, ça pouvait très bien se réaliser dans l'autre sens. Je préférais ne pas penser au futur dans des centaines et des centaines d'années, tout simplement parce que je n'imaginais pas qu'il reste un seul endroit de cette terre où un être vivant pourrait survivre. Mais je ne le disais pas à Martin, c'est lui qui avait traversé l'Europe, la Méditerranée et puis la moitié de l'Afrique à pied. J'évitais de lui parler d'autre chose que d'espoir et de ce qui nous attendait une fois que l'asile serait accordé à sa famille. Il ne restait plus que son père et lui. J'étais persuadée qu'on trouverait bien deux petites places pour eux. On s'est garées dans le parking gardé par un Hollandais. Il était tout le temps là pour surveiller les voitures et on lui donnait une pièce en retour. Je l'avais vu se disputer une fois avec une autre Blanche qui voulait lui piquer sa place de gardien. Il l'avait engueulée dans sa langue et je me suis dit que jamais de la vie je ne voudrais qu'un Hollandais me hurle dessus. Maman connaissait par coeur le chemin à emprunter pour arriver jusqu'aux bâtiments de l'administration. Je lui ai emboîté le pas. Moi, toute seule, je me serais peut-être perdue. J'avais l'impression que le campement changeait de semaine en semaine : de nouvelles allées étaient construites pour les derniers arrivants, des abris étaient régulièrement détruits et rebâtis selon la bonne volonté du vent. On croit toujours qu'il fait super chaud dans le désert, ce qui est le cas la journée, mais on oublie que la nuit, il fait hyper froid, sans parler des tempêtes de sable à déraciner un baobab. Beaucoup de gens mouraient à nos portes et la plupart de mes camarades à l'école n'en savaient rien. Ils ne retenaient que le sensationnel de ce qui se racontait dans les médias. La prof avait vraiment essayé d'aider, mais on ne pouvait pas dire que ça avait réussi. Les blagues sur les Blancs animaient les récréations, et même s'il y en avait de drôles, une fois que j'ai connu Martin, elles ne m'ont plus fait rire. Soudain, j'ai commencé à perdre mes prétendus amis qui ne pigeaient rien à rien, qui ne voulaient même pas venir au campement pour rencontrer Martin et les autres. Le jour où le grand Issa s'est moqué de Martin, je lui ai cassé la figure et ça m'a envoyée chez le directeur. Et Issa, à l'hôpital. J'ai eu une punition et un oeil au beurre noir, mais ça a fait rire Martin. On inventait des chasses au trésor pour les autres enfants et chaque semaine, je lui apportais un autre livre. Il en avait plein, chez lui, avant de partir pour l'Afrique, mais il n'avait pas eu le temps d'en prendre un seul. J'avais très envie de lui montrer ma bibliothèque, qu'il vienne dormir à la maison, dans ma cabane dans les arbres. On aurait lu des histoires de fantômes et on aurait chassé Khady à coups de grimaces parce qu'elle était trop jeune pour écouter des histoires de grands. Mais Martin, apparemment, ne pouvait pas quitter le camp. Je me réjouissais qu'il obtienne ses papiers. On serait allés au cinéma et je l'aurais protégé à l'école. L'attente était interminable. Maman m'avait expliqué que trop de gens arrivaient en même temps à l'entrée de l'Oasis de Bukavu, et qu'ils attendaient là, parce que tout le monde ne pouvait pas entrer. « C’est l'effet entonnoir ».